Un vrai nom de roman, Uchuraccay (*). Mais un roman noir. Perché à 4200 mètres d’altitude dans les montagnes andines du Pérou, dans la région d’Ayacucho, ce village a été meurtri à jamais par le conflit entre l’état péruvien et le Sentier lumineux, à la fin du siècle dernier. Et plus précisément le 26 janvier 1983. Ce jour-là, huit journalistes venus de Lima, la capitale péruvienne, y sont assassinés. Officiellement, des paysans locaux se sont acharnés sur eux, les confondant avec des terroristes du Sentier lumineux, organisation maoïste dirigée par Abimael Guzman, qui prône une lutte sans merci contre l’état péruvien. Les journalistes auraient criés « periodistas » (journalistes, en péruvien), mais les paysans auraient compris « terroristas ». Officiellement également, les journalistes ne parlaient pas quechua, la langue des Incas, au contraire des paysans, qui ne connaissaient que cette langue, comme beaucoup de gens dans ces montagnes andines. Sauf que la veuve d’un des journalistes l’affirme, son mari comprenait le quechua. Et elle a vu les corps à la morgue : tous ont une marque identique, au niveau du cou derrière la tête, sans autre trace sur aucune autre partie du corps. Les paysans se seraient donc « acharnés » en ne portant qu’un seul cou, d’une précision folle, sur chacune de leur victime.
Il faut remonter à la raison de leur venue pour tenter de comprendre la mort de ces huit journalistes. Une semaine auparavant, à la mi-janvier 1983, 135 des 470 habitants d’Uchuraccay ont été tués par l’armée péruvienne, en représailles à des actions sanglantes de membres du Sentier lumineux. Les huit journalistes se déplacent à Uchuraccay pour enquêter sur ce massacre. L’hypothèse d’un assassinat par les militaires péruviens n’a jamais été prouvée, mais aujourd’hui encore, elle est évoquée.
Suite à ces deux massacres, le village est déserté par ses « survivants ». Vivre dans la peur perpétuelle est invivable, plutôt tenter chercher mieux ailleurs, si c’est possible. Ce n’est qu’en 1994, deux ans après l’arrestation d’Abimael Guzman, que les habitants reviennent. Pas dans le village d’origine, rasé. Un peu plus haut dans la vallée. Uchuraccay est reconstruit, un monument aux morts est édifié en lieu et place de l’ancien village, une croix se tenant à l’endroit même où les journalistes ont été assassinés. « Cette reconstruction n’aurait pas été possible sans l’aide de Monsieur Alberto Fujimori », affirme fièrement un habitant du village. Fujimori, ancien président du Pérou, entre 1990 et 2000, aujourd’hui en prison après avoir été condamné à 25 ans d’emprisonnement pour son implication dans deux massacres.
A leur roman noir, les habitants tentent d’apposer des touches colorées. Ainsi, chaque année depuis quinze ans, ils fêtent le temps d’un week-end début octobre, leur « retour au village ». A l’entrée d’Uchuraccay, où la majorité des maisons sont en terre avec un toit en paille, trône un terrain de football. Un tournoi y est organisé. C’est l’attraction de ces deux jours. Tout le monde vibre au rythme des parties qui se succèdent. Que faire d’autre sur ces terres glaciales où la vie de déroule dehors, où un seul professeur s’occupe de trois niveaux d’études primaires, où beaucoup d’hommes boivent pendant que les femmes s’occupent des enfants et de la cuisine ?
Des femmes qui portent en elles toute la beauté andine. Des cheveux très noirs, un visage marqué par les épreuves de la vie, et des couleurs… Rouge, vert, rose, noir, leurs habits traditionnels apparaissent comme des cartes d’identité. Au contraire des hommes qui, si leurs visages sont autant marqués, voire plus avec l’alcool, n’ont pas un style si différent que dans les villes. Les enfants, eux, expriment dans leur regard toute leur joie de vivre et leur innocence. Avec au plus un pull pour se couvrir, le visage déjà marqué par la saleté, ils s’amusent d’un rien, mastiquent un paquet de cigarettes vide, se battent pour un bout de banane.
Le samedi soir, un concert accapare l’attention de tous. Un son assourdissant surprend au milieu de ces montagnes si silencieuses. Le lendemain, certains continuent à descendre les bières, et tombent sur les coups de midi dans un coma éthylique triste à voir. Alors que le tournoi de football reprend, une cérémonie officielle est prévue. Le maire de Huanta, la ville la plus proche, à trois heures de route, s’est déplacé. Mais la cérémonie n’a pas lieu. Sans explication et sans que ça a l’air de perturber quiconque. Un homme qui participe à l’organisation de la communauté nous glisse quand même être fier « d’avoir à Uchuraccay un téléphone public, l’électricité dans tous les foyers depuis une semaine, un collège en construction ». Ce sera tout pour les discours.
L’attente principale, après la fin du tournoi de football, se situe plutôt au niveau de l’ancien village, où une tauromachie est organisée, pour clore ce week-end de commémoration. Scène intrigante, autour de la croix érigée en mémoire des huit journalistes tués : des taureaux jetés en pâture un par un, des enfants et des adultes qui les alpaguent et au final des taureaux qui ont plus peur des humains que l’inverse. Mais les humains, eux, sont ravis. De s’être retrouvés pour un week-end, ou de commémorer la mort des huit journalistes ? « Nous sommes pacifistes aujourd’hui, assure l’ancien maire d’Uchuraccay. Cette histoire est derrière nous. » L’avenir, lui, semble loin devant.
Article rédigé par Cédric ROGER-VASSELIN
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(*) Prononcez « Outchoularaï »