Carnet de route au Pérou : Le rire de Darinka

(Atayala – département d’Ucayali) Dans ce monde, il existe deux types de professeurs. Ceux qui enseignent pour vivre et ceux qui, comme Darinka Pacaya Diaz du centre universitaire Nopoki d’Atalaya, sont habités du feu sacré.  Son dévouement envers ses jeunes étudiants autochtones en fait foi.

Plus qu’une simple institution d’éducation supérieure dans la jungle péruvienne, le centre Nopoki est l’aboutissement d’un long rêve : celui de donner une formation académique bilingue aux jeunes autochtones de l’Amazonie. Dans le cadre d’un reportage sur ce projet, je rencontre la professeure Darinka, en charge de me faire visiter les lieux. Elle m’attend dans la ville de San Ramon, où réside l’investigateur du projet, l’évêque Gerardo Zerdin, d’origine croate. Après une entrevue avec le vicaire, Darinka et moi prenons la route qui mène vers Mazamari, dans la région de Satipo où nous attendent d’autres professeurs du centre. Nous arrivons dans la nuit.

Le lendemain, dès 6 heures, nous empruntons la route qui s’enfonce dans la selva jusqu’à la ville d’Atalaya. Le centre avait réservé un 4X4 spacieux pour y accueillir tous les passagers, arrive plutôt un modèle réduit avec trois passagers, un bébé et des bagages en prime. Nous nous retrouvons cinq dans la boîte arrière du véhicule, les pieds des uns par-dessus celui des autres à rouler sur une mauvaise route forestière de terre battue. La professeure, plus petite que les autres passagers, se faufile entre moi et une mère de famille. Nous sommes tellement coincés que je sens nos cages thoraciques grincer des os. Je lance à Darinka : « À l’école de journalisme, on nous a appris à nous rapprocher de notre sujet, jamais je n’aurais pensé si bien appliquer la théorie. » Elle rit de bon cœur. Elle discute avec la dame assise à gauche dans la camionnette. À notre côté, un vieillard grimace de douleur. Darinka lui demande ce qu’il a. « Je souffre des genoux. » Au premier arrêt, la jeune professeure demande alors à ses collègues de lui faire une place à l’avant. Nous poursuivons sur le sentier qui traverse une forêt luxuriante.
Son père est de la nation Cocama, dans la région de Pucallpa, sa mère vient d’Atalaya, une ville-frontière qu’elle a vu exploser ces dernières années grâce au boom gazier sur le fleuve Urubamba. « Je suis très fière de mes racines selvatiques. Malheureusement, nous perdons rapidement notre culture. Mon père n’a jamais appris sa langue ancestrale, moi non plus. Toutefois, en enseignant au centre Nopoki, je réussis à parler un peu ashaninka et shipibo pour mieux communiquer avec mes étudiants et connaître leur réalité. »

En fin de journée, nous visitons le centre universitaire où résident environ 250 internes. Il faut voir les étoiles dans les yeux de ses étudiants. « Profesora, où étiez-vous? » Elle s’était absentée quelques jours pour faire un suivi d’étudiants de 3 ème année et des finissants du programme d’enseignement au primaire qui sont en stage dans leur communauté. Cela implique de très longs voyages en camionnette ou en bateau.
Sa dure et noble mission consiste à former les leaders de demain. « J’espère tellement voir le jour où ils auront terminé leur formation. Ils seront outillés pour éduquer les leurs et pour résoudre les problèmes qui affligent leur communauté. Actuellement, par faute d’éducation adéquate et par nécessité, les communautés autochtones de la région concèdent de vastes portions de leur territoire au plus offrant sans aucune forme de négociation. La population doit comprendre qu’il existe d’autres formes de développement que de raser la forêt. »
Le défi est grand car le système d’éducation dans cette région est défaillant, en particulier dans les écoles bilingues où des professeurs unilingues espagnols sont censés donner une partie des cours dans une langue indigène.

Nous passons deux jours à Puerto Esperanza, une communauté ashéninka sur le fleuve Ucayali. Darinka rend visite à deux de ses élèves de 3 ème en stage d’observation. À notre arrivée, l’un des deux professeurs en charge de l’école primaire engagés par l’État était absent, parti à Pucallpa pour on-ne-sait-combien de temps. « C’est un lourd problème ici comme dans les autres villages autochtones. Les professeurs de la côte ou de la sierra considèrent qu’obtenir un contrat d’enseignement ici est une punition. Ils quittent le village quand bon leur semble puisqu’aucune surveillance ne se fait. »
Dans la classe du stagiaire Ronaldo, elle révise quelques notions avec les enfants. Ensuite, elle les fait chanter en espagnol, puis en ashéninka. « Noñakimi najankaneki / Je t’aime avec mon cœur/ Si je n’ai plus de cœur/ Je t’aime avec la voix/ Si je n’ai plus de voix/ Je t’aime avec les mains/ Si je n’ai plus de mains/ Je t’aime avec les pieds/ Si je n’ai plus de pieds/ Je t’aime avec mon âme. »

Après les classes, elle parle avec les femmes du village. Elle prend le pouls de la communauté. Elle joue avec les enfants. Je l’appelle Sainte-Darinka, juste pour la taquiner. Elle rit de nouveau. « J’admire surtout des hommes comme Mgr Gerardo qui a consacré 35 ans de sa vie au Pérou ou encore Michel Breton, l’ancien président de l’ONG Les Ailes de l’Espérance qui a financé mes études universitaires bien qu’il ne me connaissait pas. Je leur dois beaucoup. »
Toute dévouée à la mission du centre Nopoki, ce petit bout de femme que tous traitent avec le plus grand respect a la tête remplie de projets. « Bien sûr, viendra le jour où je voudrai relever d’autres défis. Mais ce sera toujours au service de l’Amazonie et de ses habitants. »

– David Riendeau

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